Petite histoire d'un désamour: La Bhagavadgita et moi... – La pratique

Petite histoire d'un désamour: La Bhagavadgita et moi...

- références au texte : La Bhagavadgita, traduction de Marc Ballanfat, GF Flammarion.

Poème mythique, texte sacré de l’Inde et ouvrage philosophique de référence pour les adeptes du Yoga, la Bhagavadgita, le "Chant du Bienheureux" soulève des questions d'une modernité déroutante...

Je partage ici une réflexion, une vision personnelle de ce texte, inspirée par la lecture de différentes traductions et les conférences auxquelles j'ai eu la chance de pouvoir assister. Dense, profonde, cette oeuvre qui semble s’inscrire dans un contexte historique particulier est riche de concepts et de références à différents systèmes philosophiques sur lesquels je n’écris pas maintenant. Elle m'a piqué, ému, fait réfléchir, déçu aussi.

Je souhaite raconter à ma façon cette histoire.

Extrait de la grande épopée du Mahabharata (environ 300 av JC), l’épisode s'ouvre sur un champ de bataille et un guerrier en pleine dépression...

  1. La perte de désir prémisse d'une transformation, le conflit intérieur comme injonction au changement.

Arjuna est au bord du gouffre: Il doit combattre (et contre ses cousins en plus, longue histoire...) mais voilà, il ne peut pas. Il jette ses armes et s'effondre à terre, angoissé, désorienté, en quête de sens.

"Je n'aspire à rien (...)" Chant Initial, 31.

Ce "non désir" de combattre annonce sa quête spirituelle, un pré-requis au dépouillement intellectuel, à l'affirmation de soi en tant qu'individu libre de choisir entre son intuition et les commandements d'une société où chacun doit accomplir son devoir sans le questionner, où le destin du guerrier est d'avancer sur le champ de bataille prêt à tuer que cela lui plaise ou non. Cette fragilité avouée est inattendue pour le combattant vaillant et respecté que représente Arjuna. Il n'est donc plus le produit de cette société organisée en classes, mais bien un individu soudainement contraint d'écouter la voix de son coeur et de crier "je" quitte à devenir un rebelle, mettre à nu son désarroi, à s'isoler et à se perdre ...

"Ô si je pouvais périr dans la bataille, sans opposer de résistance, sous les coups de mes ennemis! Rien ne me serait plus doux." Chant Initial, 46.

Comment se repérer lorsque les normes sociales ne font plus sens et que l'émergence d'une conscience individuelle devient si prégnante qu'elle déstabilise ?

Quelle est notre responsabilité dans la société, le rôle que nous y jouons est il indispensable à son bon fonctionnement?

Que choisir entre ce qui serait agir en vertu du respect des conventions ou en fonction des attentes des autres et ma loi de cohésion interne lorsqu'il y a dissonance?

Et donc:

Comment trouver le courage d'être libre?

Ces questions, parmi tant d’autres, sous-jacentes aux vers de ce poème datant de plus de 2000 ans me frappent tant elles sont aujourd'hui d'actualité.

  1. De l'isolement à la relation, recréer du lien pour retrouver le sens.

Face à ce vide trop douloureux, Arjuna s'en remet à Krishna, avatar du dieu Vishnu (pas n'importe qui si vous savez de qui il s’agit), devenu cocher de son char pour cette bataille particulière...

La Bhagavadgita est un chant, un poème transcrit sous la forme du dialogue qui rappelle la tradition du Yoga où l'enseignement ne peut se faire que dans la relation de maitre à élève. Le maitre, le Guru est "celui qui dissipe les ténèbres " (du Sanskrit, Gu: ténèbres ; "ru": la lumière qui les éclaire).

Arjuna questionne celui qui a déjà choisi de devenir son guide :

" Incapable de savoir dans mon égarement où est le bien, je t'interroge: ce qui serait le mieux, dis le moi nettement. Je suis ton disciple. Instruis- moi. Je m'en remets à toi" Chant 2,7.

  1. Du contrôle à l’abandon; le constat de l’impermanence du monde sensible et l’idéal du détachement: Les cours de Yoga de Krishna.

La première chose que Krishna va enseigner à notre guerrier, c’est la discipline et avant de commencer il va lui botter les fesses :

« Délivre ton cœur de cette faiblesse misérable ! Redresse toi, ô terreur de tes ennemis ! » Chant 2, 3.

Le Yoga de Krishna s’articule autour de la notion d’ascèse comme effort répété sur soi : un entrainement. Pour se ressaisir, Arjuna va devoir comprendre la nature du réel, apprendre à maitriser ses sens, ses pensées, (pranayama et méditation sont au programme) et atteindre l’équanimité ; enfin, il sera prêt et il faudra passer à un autre aspect de la pratique.

« Car l’esprit, soumis au tumulte des sens, entraine avec lui la clairvoyance du sage, tel le vent emporte le navire sur les flots. Voilà pourquoi, guerrier aux bras puissants, celui qui parvient à dégager ses sens du monde sensible rencontre la plénitude et la sagesse » Chant 2, 67, 68.

  1. Entre mortalité et éternité, l’homme comme esprit incarné et le paradoxe de la non violence.

Selon Krishna, le détachement c’est la sagesse.

Cet argument qu’il va prendre soin de développer devrait redonner à Arjuna les armes nécessaires pour combattre.

Si aujourd’hui vous pratiquez le Yoga, vous avez sans doute entendu parler de la « non violence » comme étant le principe de base de cette discipline. Or, nous vivons dans un monde violent et bien que la pratique puisse nous aider à cultiver un état d’esprit pacifié, à agir avec bienveillance et respect envers nous-mêmes et les autres, le déni face à cette réalité de notre quotidien à laquelle nous sommes confrontés ne me semble pas être synonyme de sagesse.

Retournons sur notre champ de bataille, Arjuna en pleine crise bouddhiste (à laquelle je compatis totalement), ne veut plus voir de sang couler nous l’avons compris. Mais Krishna lui assure qu’en allant au combat, il accomplit une noble cause et en plus, miracle… il ne tue pas vraiment ses ennemis ! Leur corps est voué à la mort, cependant leur âme est éternelle…

« Les corps ont une fin. Mais le principe qui les habite est permanent, indestructible et sans limites. Alors combats ! » Chant 2, 18.

Ce raccourci est dangereux car il pourrait justifier les actes de violence.

Krishna en évoquant ici la condition humaine d’un coté et un principe de transcendance de l’autre dans la dimension profondément mystique de ce texte, nous invite-il-pas à questionner notre « être-au-monde » ?

Si le corps est notre véhicule, n’avons nous pas tendance à nous y identifier totalement, à vivre dans l’illusion de son éternité ? Cette illusion est elle une ruse de notre mental pour nous permettre d’avancer dans un monde où aujourd’hui « Dieu est mort » ?

Nous souffrons de vieillir, de voir nos proches mourir pourtant c’est inéluctable. En pointant du doigt notre rapport confus à la matière périssable, à ce besoin complexé d’éternité et à l’évidence de notre impuissance face à une forme de transcendance, l’enseignement de Krishna, à défaut, pour l’instant, de nous aider à mieux vivre, pourrait-il nous apprendre à ‘mieux mourir’ ?

Passons (nous y reviendrons plus tard).

Nous arrivons à une phase plus intéressante de l’enseignement de Krishna, le cœur peut être même de celui-ci.

  1. Renoncer à agir ou agir dans le renoncement?

Extrait de : Songe à la douceur, Clémentine Beauvais.

Selon Krishna, tout est « Agir ».

« En vérité, personne ne demeure, fût-ce un instant, sans agir » Chant 3, 4.

L’homme est enchainé à un flux d’agir, la vie est action, mouvement et malgré nous, nous sommes mus.

Ce dont il est question dans le contexte du poème, c’est de la théorie du karman.

« (…) Le monde est lié parla chaine des actes. En vertu de cela accomplis ce que tu as à faire, mais libre de tout attache. » Chant 3, 19.

Puisque l’homme est prisonnier de ce flux et y participe, il n’est pas question pour Krishna de laisser Arjuna partir s’isoler dans la forêt et devenir un renonçant abandonnant ainsi ses responsabilités. Les questions suivantes vont alors se poser : Comment faire ? Si l’action s’impose à moi, dois-je abandonner mes espoirs de liberté?

La sagesse, telle que Krishna va l’enseigner est de développer la capacité d’agir selon son propre devoir, en vertu d’un bien supérieur à celui de chacun, dans l’abandon des fruits de ses actions et dans l’oubli total d’un soi qui serait identifié à l’égo, au besoin de posséder, de s’approprier des biens évanescents ou des mérites éphémères.

« Les ignorants ne s’attachent qu’au résultats de leur acte. Que le sage agisse dans le détachement avec pour perspective le bien-être du monde » Chant 3, 25.

Cette parole mériterait d’être davantage enseignée aujourd’hui.

Agir de façon désintéressée, cela semble à la portée de chacun…

  1. Krishna et la critique du matérialisme : un désir aveuglé à la source de tous les maux.

Si Arjuna est clairement au bord du suicide au début de notre histoire, c’est parce qu’en oubliant qu’il est mû par un principe qui lui est supérieur, il s’est identifié à une petite partie de lui, l’égo, le « Moi », qui se croit auteur de ses actes. Ce « Moi » ignorant, vit son rapport au monde sur le mode du désir de consommation, de possession, d’appropriation et comme le propre du désir est de se démultiplier à l’infini et de rester dans l’insatisfaction (vous avez dû entendre parler des soucis de Don-Juan), tous biens matériels ou choses appartenant au monde sensible étant périssables, il génère dans l’esprit une grande confusion, et l’homme tombant dans les pièges d’un activisme épuisant, se retrouve face à l’absence de sens, au vide intérieur.

« L’éternel ennemi qui obscurcit l’intelligence du sage, C’est lui le désir, cet insatiable feu. » Chant 3, 38-39

  1. Du déterminisme vers la liberté, un Yoga transformateur et subversif.

Grâce à cette (re)connaissance et par l’ascèse propre au Yoga enseigné par Krishna, Arjuna va cultiver son discernement. La pratique du Yoga ici vise bien à ré-éduquer l’esprit, maitriser les sens pour les dégager de leur adhérence au monde sensible, retrouver un espace en soi apaisé et libéré de l’agitation par la pratique de la méditation. Ce Yoga qui vise donc à se détacher de la matière et de la contingence, va à contre-courant de la nature, ramenant l’attention vers l’intériorité, de la périphérie vers le centre pour rejoindre un « Soi » insoumis à l’impermanence et désaffecté. Le désir, cet l’élan vital ainsi réorienté, ouvre à l’abandon du « Moi » dans le « Soi », à cet état de Yoga. Réunifié en lui même, libéré de « l’Avoir » et plongé dans « l’Etre », Arjuna pourra véritablement agir : il ne sera plus en réaction.

« Agir, c’est connaître le repos » Fernando Pessoa.

Accomplir cette noble tâche, telle que Krishna l’enseigne, va cependant nous demander pour mieux en comprendre les enjeux, de remonter un peu plus en surface. Arjuna doit laisser de coté ses peurs, son désespoir, son ras-le-bol du sang qui coule et maitriser ses pensées, son corps pour combattre ses cousins, aller à contre courant de ses émotions et de ses nouvelles aspirations (connaissant un peu l’histoire des cousins en question, si Arjuna pouvait gagner cette bataille cela ne serait pas une mauvaise chose). Si on se place de son point de vue, notre guerrier qui doit rester bien incarné, va donc d’une certaine façon devoir se sacrifier…

Pour arriver à ce niveau de détachement, malgré le discernement et la pratique assidue, il va falloir quelque chose en plus. Mais Krishna a plus d’un tour dans son sac…

  1. Sur le chemin du Yoga, un parcours pour les combattants.

Arrêtons nous un instant sur la métaphore du champ de bataille. Les proches que notre guerrier doit combattre ne sont ils pas ses propres démons ?

Certaines pratiques du Yoga nous invitent à ramener nos sens vers l’intérieur, nous entrainant ainsi dans les profondeurs pour enfin faire face à nos schémas, nos histoires, nos mensonges … Si le Yoga est un chemin de transformation, alors il ne peut pas se faire sans frictions. Toute évolution, si elle permet le dépassement des conflits intérieurs est, je le crois, nécessairement douloureuse.

Je me souviens d’une expérience particulière: une semaine d’assise et de méditation silencieuse, des heures passées les yeux clos, face à face en moi même dans cette obscurité, avec le souffle comme seul repère, sans pouvoir m’échapper, sans pouvoir écrire ni lire le soir en allant enfin me coucher après ces huit heures d’assise quotidienne… Seule, avec mes voix violentes, mes histoires revenues de loin, mes ténèbres et mon corps, souffrant de l’immobilité imposée. Ces voix se sont épuisées au bout de quatre jours, elles sont devenues moins bruyantes et mon corps s’est enfin abandonné dans le souffle et confondu dans l’espace. Je ne suis pas devenue meilleure, ni plus libre après cette semaine, mais je me suis rencontrée telle que j’étais dans cet espace-temps. On ne se transforme pas en huit jours et je ne recommanderai pas ce genre d’expérience à tout le monde.

Au cliché moderne du yogi souriant, hébété de zénitude (ou d’usage excessif de psychotropes), à la caricature de la yogini ex top-modèle-gymnaste instagrammable, moulée dans son leggings, citant Patanjali et les vertus des graines germées en guise de légende d’une photo obscène d’une des dernières acrobaties en vogue, je remplacerais volontiers Arjuna, digne figure du yogi, guerrier aussi sensible que puissant, désespérément en quête de sens, combattant non sans peine tout ce qui empêche l’expression de son Etre véritable, poussé malgré lui par un profond besoin de délivrance.

  1. Krishna, Guru ou gourou ? La dévotion, un lien qui libère ?

Qui est ce sage intérieur, cet être paisible et désaffecté qui réside au cœur de notre guerrier et auquel il doit faire confiance pour avancer avec assurance sur le champ de bataille ? Du « Moi » au « Soi », le lien semble encore jeune et fragile, et ce « Soi » un peu trop étranger.

« Il y a longtemps que j’ai destiné tous ces guerriers à mourir. Sois seulement mon bras, ô toi, habile archer » Chant 11, 33.

C’est donc par amour pour Krishna qu’Arjuna doit combattre, faisant de ses actions une offrande à ce Dieu tout puissant qui s’avère l’auteur véritable de ses mouvements.

« Quoique tu fasses (…) fais le en me le dédiant. Tu te libèreras ainsi des bénéfices bons ou mauvais qui te lient aux actes. Maintenant que tu as trouvé l’unité par l’ascèse du renoncement, tu es libre de t’unir à moi » Chant 9, 26.

« Tu es né dans ce monde impermanent et misérable. Abandonne-toi à moi. » Chant 9, 33

Ayant maitrisé ses sens et ses affects, réintégré en lui même, c’est ici qu’Arjuna retrouve « son »Krishna.

L’ambiguïté demeure, la puissance supérieure à laquelle notre héros doit désormais faire don de tous ses actes et par laquelle il agit, lui est-elle extérieure? Krishna est-il la personnification de la voix intérieure d’Arjuna ?

« Je sous-tends l’univers, mais ma forme reste invisible. Tous les êtres sont en moi, et moi, je ne suis pas en eux. Ou plutôt non, ils ne sont pas en moi car-admire ici ma puissance divine- je les porte sans être en eux. Et c’est mon être qui les fait exister. » Chant 9, 4, 5.

Par la sagesse de l’action dépersonnalisée, dans cette posture d’abandon, Arjuna peut s’unir à Krishna, Dieu Tout Puissant, principe moteur de l’Univers et bien que c’est dans son cœur qu’Arjuna rencontre son Dieu qui lui promet la délivrance, celle-ci ne peut se faire que s’il devient son dévot.

  1. De la confusion entre Foi et Sagesse.

Je dois me rendre à l’évidence. Ce récit qui me semblait être une hymne à la liberté, au développement de l’autonomie et du discernement m’apparait davantage comme un ouvrage religieux, politique et social, qui aurait pour vocation de remettre de l’ordre dans une société dont le bon fonctionnement reposerait sur l’organisation selon le système des classes, où chacun devrait accomplir son devoir bien au delà de ses aspirations personnelles, et ce, en vertu de certaines croyances et de certains dogmes.

« Qui fait l’acte que prescrit sa nature ne s’expose à aucune faute » Chant 18, 47.

« Tu es lié aux actes voulus par ta nature. Si par égarement il en est un que tu refuses d’accomplir, tu le feras de gré ou de force » Chant 18, 60.

Arjuna répondit : « Tu as mis fin à mon égarement. J’ai compris grâce à toi, et me voici debout, libéré de mes doutes. Je ferais ce que tu as dit. » Chant 18, 73.

  1. Par delà la morale religieuse, inspirations et perspectives : De Krishna à Copernic.

Les derniers vers d’Arjuna, je les ai lus comme des envolées lyriques, des louanges chantées sous hypnose. Pour oublier ma déception de perdre l’idéal du guerrier rebelle, qui, insoumis à l’autorité de certaines croyances, aurait trouvé la liberté de penser et d’agir en lui même, je terminerai sur un ton différent.

Je m’invente de cette lecture quelques pensées pour nourrir une philosophie pratique, chose utile dans un monde étrange où il est aisé de se perdre en soi plutôt que de s’y retrouver :

Agir avec responsabilité, discernement et amour dans l’oubli d’un « moi » inquiété par des faux besoins de reconnaissance.

Donner sans craindre de perdre, sans espoir de recevoir.

Lorsque tout est bruyant, écouter mon cœur, ici dans mon corps, là où se loge ma loi de cohésion interne. Etre présente au moment, cet espace où je rencontre ma liberté d’agir lorsqu’il devient la seule réalité.

Et, quand tout redevient confus, me re-souvenir que j’ai un rôle à jouer dans cette existence dont je ne suis pas le centre, mais une petite poussière, une cellule nécessaire pleinement intégrée au fonctionnement d’un organisme géant, reliée à des millions d’autres cellules, semblable et différente, à la fois mue par quelque chose d’autre et active par elle-même, respirée et vivante.

 

Tatiana Burstein.

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